vendredi 7 août 2009

L’épandage des crues: Le génie des pharaons dans la gouvernance des eaux de surface dans le désert

L’irrigation parait avoir une ancienneté égale à celle des premières sociétés humaines. On peut suivre ses traces dans les traditions des peuples primitifs qui se fixèrent soit en Mésopotamie et toute l’Asie, soit au nord de l’Afrique et notamment en Egypte, soit au midi de l’Europe. Des régions où, d’après les principales croyances, s’est trouvé placé le berceau de la grande famille humaine.
Près de dix mille ans avant notre ère, l’art de corriger les inconvénients d’un climat sec et chaud, à l’aide des irrigations était déjà connu et exercé avec succès. Les égyptiens occupèrent les premiers rangs parmi les nations qui, anciennement, ont opéré la submersion des terres grâce à l’épandage des crues, comme moyen d’irrigation et de fertilisation (fertigation), approprié au terroir. Cette pratique, concentre à elle seule, toutes les opérations d’irrigation, allant du stockage d’eau en passant par la canalisation jusqu’à la submersion. Cette entreprise placée dans des conditions éminemment favorables et effectuée sur une très grande échelle, a permis la vie prospère dans le désert de plusieurs dynasties pharaoniques. Ce fut là, les premiers pas de ces peuples de l’antiquité qui allèrent d’abord apprendre comment les mêmes eaux, qui sont si souvent ,pour l’agriculture, un fléau dévastateur, peuvent devenir pour elle un puissant élément de prospérité. En Algérie ce sont tout particulièrement les autochtones du M’zab et de la Saoura, qui vivaient depuis très longtemps de l’épandage des crues.

Aujourd’hui, la superficie qui bénéficie de cette technique est estimée à environ 110 000 ha. Les historiens nous font connaître les gigantesques travaux établis dans l’ancienne Egypte des temps les plus reculés pour mettre en réserve les eaux qui devaient entretenir, dans les plaines du Delta, cette fertilité extraordinaire dont il parait qu’aucune autre contrée n’a jamais offert d’exemple. Les premiers rois de ce pays, en rectifiant et en creusant le cours du Nil sur une très grande longueur, en élevant des digues longitudinales et transversales, avaient créé un système admirablement rentable pour une large distribution d’eau. Mais, il est essentiel de remarquer qu’un nombre considérable de vastes réservoirs associant dépressions naturelles et lacs artificiels, faisait la principale valeur de cette œuvre colossale. Indépendamment du lac Moeris, ouvrage colossal (12 000 ha), créé de main d’homme, aux temps les plus reculés, pour mettre en réserve à l’usage de l’irrigation, un énorme volume des eaux du Nil (2 milliards de mètres cubes d’eau), destiné à subvenir au cas où la crue ordinaire de ce fleuve ne serait pas assez abondante, plusieurs autres réservoirs artificiels, de la même ancienneté accompagnaient le cours supérieur et moyen du Nil.

Depuis les montagnes de la Nubie jusqu’aux plaines de la basse Egypte, ils constituaient ·le plus magnifique aménagement hydro- agricole qui ait jamais existé. Les principaux étaient ceux de Memphis, de Méroé, de Copthos, d’Hermontis etc. Ils occupaient des vallons entiers ayant de vastes superficies et contenant jusqu’à 2 millions de m3 d’eau que l’on pouvait rendre disponible au fur et à mesure que le besoin s’en faisait sentir. L’abondance remarquable ainsi que le retour périodique et régulier des crues annuelles du Nil, la faculté de répandre et de diriger à volonté ses eaux, sur de vastes plaines de la basse Egypte, au moyen de digues modestes, ont été, depuis un temps immémorial, les causes déterminantes de grands résultats ainsi obtenus au profit de l’agriculture de ce pays et de sa prodigieuse fertilité, passée en proverbe dans le monde entier. Dans les circonstances communes, le mérite des grandes irrigations qui consiste partout dans l’abondance et dans la régularité des eaux se tire du mode d’alimentation des rivières, dans les neiges des régions élevées. En Egypte, rien de semblable n’a lieu, car le Nil qui l’arrose prend ses sources dans les régions brûlantes d’Abyssinie où la neige même sur les hautes montagnes, ne résiste que quelques heures à l’usure silencieuse de la tiédeur permanente de l’atmosphère.

Mais les crues de ce fleuve sont générées à peu près régulièrement par les pluies d’une durée et d’une intensité inconnues partout ailleurs que dans les régions intertropicales, des pluies que les auteurs anciens ont nommé avec quelque raison, les cataractes du ciel. Il en résulte de là, que le Nil d’abord encaissé entre les montagnes et les collines, formant l’immense vallée de plus de 2 400 km de long qu’il traverse dans les royaumes de Sennaar et de Nubie, apporte sur les plaines de la basse Egypte une masse énorme d’eau, par laquelle ces plaines sont nécessairement submergées. Or, une inondation, livrée à elle-même ne peut avoir qu’une influence fâcheuse sur le terrain qu’elle recouvre, d’un côté par l’entraînement du sol cultivable, occasionné par les courants, d’un autre côté par l’inégale répartition des dépôts et atterrissements qui se forment en d’autres endroits. L’art des anciens égyptiens consistait à savoir retenir et distribuer habilement les eaux des débordements du Nil, de manière à les répartir peu à peu, sur la totalité de la plaine. Non seulement dans le but de la saturer d’humidité et de la préparer ainsi à recevoir l’action féconde du Soleil mais surtout pour y effectuer aussi complètement que possible le dépôt de limon précieux dont le Nil, après un si long trajet dans les terrains de toute nature, se trouve si richement chargé, à la partie inférieure de son cours. Des digues transversales au cours du fleuve et prolongées jusqu’aux parties les plus éloignées de la plaine, avaient donc été construites pour arrêter temporairement les eaux de crue et de leur laisser déposer sur les terres, ce limon fertilisant.

Un vaste système de limonage plutôt qu’une irrigation

De l’époque des pluies périodiques, le Nil commence à croître vers le solstice d’été et la crue parvient à son maximum au bout de trois mois, c’est-à-dire vers l’équinoxe d’automne. Il décroît ensuite graduellement pendant les neufs autres mois de l’année. Lorsque les eaux de l’inondation avaient atteint une certaine hauteur, déterminée par les nilomètres auxquels on a toujours attaché une grande importance, on coupait les premières digues, élevées quelques temps auparavant, à l’entrée des canaux de distribution établis sur les deux rives du fleuve et dirigés dans la haute Egypte, sous des directions plus ou moins obliques, vers les limites de la vallée. Parvenus au pied des montagnes qui les bordent, ces canaux se prolongeaient longitudinalement mais d’autres digues transversales en interrompaient encore le cours par intervalles et obligeaient les eaux à submerger régulièrement, de proche en proche, de grandes étendues de terrain. Plus les eaux s’élevaient en amont des digues par la hauteur naturelle de la crue, plus s’étendait au loin leur féconde influence. Quand la submersion avait atteint sa plus grande hauteur et qu’il s’était écoulé un temps suffisant pour que le limon tenu en suspension dans l’eau, eut pu se déposer sur le sol, alors les digues de retenues étaient elles mêmes coupées et les eaux qui continuaient de couler dans les canaux, allaient inonder les terrains situés en amont d’un nouveau barrage, puis ainsi de suite, jusqu’à la partie la plus basse de la plaine.

On conçoit aisément qu’on pratiquait ainsi un vaste système de limonage, plutôt qu’une irrigation proprement dite. Les canaux qui ne servent qu’à transmettre les eaux d’un bassin de retenue à l’autre, étaient moins essentiels que les digues qui servaient à les arrêter. Toute l’agriculture de l’ancienne Egypte était basée sur cet unique moyen d’amendement et l’on attachait à juste titre un très grand intérêt à tout ce qui concernait la marche de l’inondation annuelle du fleuve. Des nilomètres, placés sur les points les plus importants servaient à indiquer le progrès des eaux d’une manière certaine. Aux approches et pendant toute la durée de la crue, des préposés veillaient constamment sur ces nilomètres, que des idées superstitieuses faisaient regarder comme profanées, si une quelconque vulgaire personne se fut permise sur eux un seul regard de curiosité. Ces préjugés se conçoivent par l’importance extrême qu’avait le débordement pour l’immense population qui en attendait ses moyens de subsistance.

Selon le témoignage de Pline, la meilleure hauteur du Nil était d’un demi mètre mais au-delà de ce niveau, elle devenait dangereuse pour la conservation des digues et même pour les nombreux villages riverains qui se trouvaient entourés par l’inondation. Au contraire, il y avait famine en Egypte quand les eaux n’atteignaient que 30 cm sur le principal nilomètre. En revanche, quand l’inondation était complète et atteignait sa plus optimale hauteur, de manière à pouvoir se répandre jusqu’au pied des premières collines, formant la vallée du Nil, c’était le signe de grande réjouissance dans ce pays. Les crieurs publics qui, dans tous les cas, devaient faire connaître au peuple le progrès des eaux, parcouraient alors les villes au son des instruments, accompagnés d’enfants qui agitaient des banderoles multicolores. Puis s’arrêtant dans les carrefours de Memphis, Péluse, Hermopolis et Alexandrie, ils faisaient retentir ce cri de bon augure : « Dieu a tenu sa parole ». Les terres auxquelles les eaux de crue n’y arrivent pas, comme les points hauts, sont mises en eau à l’aide de machines, au moyen desquelles, les eaux étaient élevées au dessus de leur niveau naturel. Les historiens s’accordent à établir que la vis d’Archimède fut inventée par ce célèbre mathématicien des temps antiques dans un des voyages qu’il fit en Egypte et qu’elle eut spécialement pour but l’irrigation. Plus le climat était brûlant, plus il y avait intérêt à obtenir de grandes réserves d’eau, disponibles pendant la saison de sécheresse.

Ainsi, les principales ruines appartenant à ces grandes constructions existent-elles surtout dans des contrées jadis riches et populeuses dont l’agriculture ne pouvait prospérer que par l’emploi des eaux artificielles. Hérodote ne s’empêcha pas d’étaler sa sympathie pour les pharaons en écrivant : « Ces hommes sont les plus grands, les plus beaux et vivent plus longtemps ». La plupart des antiques empires d’Orient nous ont laissé de semblables vestiges. Les trois réservoirs des jardins de Salomon, en Palestine contenaient ensemble plusieurs millions de m3 d’eau, qui se renouvelaient entièrement chaque année. Les anciens persans, pour favoriser l’agriculture, avaient mis en honneur l’irrigation des terres à l’aide d’immunité et de privilèges exceptionnels, devant à coup sùr en faciliter l’extension. L’adapter à un terrain qui n’en avait pas joui encore, donnait droit pendant des années d’être dispensé de certaines charges publiques. Si l’on en croit le témoignage de Polybe, les particuliers qui créaient des irrigations nouvelles sur des terres improductives appartenant au souverain ou à l’Etat, en acquièrent par cela, la pleine propriété pendant cinq générations consécutives. De tels encouragements montrent combien ces peuples avaient su apprécier l’utilité de favoriser par tous les moyens possibles, un art aussi important, un art aussi vital. Les peuples de l’ancienne Grèce ou ceux du nord de la Chine qui occupèrent jadis ces contrées, se livrèrent- ils avec un grand soin particulier à l’irrigation des prairies parce que celles-ci étaient la base de la nourriture du bétail qu’il regardaient avec raison comme leur principale richesse.

La solution moderniste

Jusqu’au siècle dernier, les égyptiens étaient tributaires des crues du Nil qui venaient périodiquement ,une fois par an, déposer sur les berges du fleuve, les sédiments nutritifs nécessaires aux cultures. Mais tout comme les ruines étaient ensevelies sous le sable, le génie hydraulique des pharaons s’est peu à peu effacé des consciences, pour laisser place à la civilisation moderne de prouver sa suprématie. En 1902, un premier barrage fut construit par les anglais, l’ouvrage noyait la Nubie près de huit mois sur douze, mais montra aussitôt son incapacité à contenir les caprices du fleuve lors de son gonflement. Dans ces moments de grandes mutations, l’Égypte voit sa population croître de 3% par an pour passer de 10 millions d’habitants en 1900 à 40 millions en 1960 et allait atteindre 80 millions en 2008. Face à ce flux démographique, le pays n’arrivait plus à nourrir sa population. C’est ainsi que le Président Nasser, épris de gigantisme prit la décision en 1956 d’édifier le haut barrage d’Assouan ou Saad el Aali, afin pensa-t-il de satisfaire les besoins en eau, alimentaires et énergétiques de son peuple. L’entreprise allait chatouiller son ego et hisser encore plus haut son image que celle de ses ancêtres pharaoniques.

Avec l’aide des soviétiques, le chantier du siècle, qui démarra en 1962, permit d’entasser près de 43 milliards de métres-cubes de roches et de gravats au travers du courant d’eau. Plus besoin des nilomètres, l’ouvrage qui fait 17 fois la taille de la haute pyramide de Kheops, mobilisa 30 000 travailleurs qui allèrent oeuvrer durement pendant une dizaine d’années dans des conditions désertiques. Le barrage s’allonge sur 3 600 m, repose sur sa base de 980 m et dresse sa tête large de 40 m pour culminer à 111 m de haut. Le lac créé par ce barrage, baptisé au nom du raïs égyptien, s’étend sur une superficie de 5 000 km2 et une profondeur moyenne de 70 m. Il aura une capacité théorique de 157 km3 d’eau. Les eaux retenues ont commencé d’abord par chasser environ 500 000 nubiens de leurs terres, ensuite à engloutir des monuments et des temples vieux de 3 000 ans. Heureusement que quelques uns ont été sauvés en les démontant pierre par pierre, pour les transporter et les assembler plus loin et plus haut.

Certains temples ont définitivement sombré sous les eaux et la vase. Un environnement nouveau s’installe progressivement faisant différencier l’amont de l’aval. Le chantier se termine en 1971 et entre en production quatre années plus tard, pour retenir un volume d’eau de près de 80 km3• Outre les bienfaits immédiatement avérés, comme juguler les inondations, éloigner le spectre de la sécheresse, améliorer la navigation et étendre les surfaces irriguées, les eaux permettent aussi d’actionner les 12 turbines de la centrale électrique et développer ainsi 2,1 Gwatts par an. Au maximum de la crue, un flux de 11 000 m3/s passe à travers les vannes et en cas d’urgence, une fraction de 5 000 m3/s peut être évacuée par le canal reliant le réservoir à la dépression Toshka. Les effets néfastes de cette grandiose œuvre font surface au fil des années et les avantages du barrage sont de plus en plus critiqués. En effet, le niveau des nappes phréatiques dégringole à l’aval et les eaux souterraines ne constituent plus un rempart pour repousser et stopper les intrusions marines. Pendant des millénaires, les sédiments charriés par le Nil ont compensé l’érosion de la côte mais de nos jours les sels ont stérilisé 30 à 40 % des terres du Delta.

La mer gagne du terrain menaçant d’inonder le large Delta surpeuplé avec un impact corrélativement négatif sur le développement de la sardine et autres créatures endémiques. A l’amont des zones inondées on note l’apparition et le développement des schistosomiases endémiques, un ver nommé bilharzie est la cause de l’affection de bilharziose. Les pertes par évaporation sont estimées à 10 km3 par an. En revanche, les terres à l’aval ne bénéficiant plus de l’apport limoneux des crues et ce déficit de 150 millions de tonnes se caractérise par un appauvrissement progressif de la fertilité édaphique. L’utilisation préconisée des engrais et autres produits pesticides ,de plus en plus coûteux, va accentuer la pollution des terres et des eaux, rendre dépendant les agriculteurs et enfin les appauvrir. Les techniciens estiment avec un certain optimisme que le barrage serait envasé dans 750 ans. Aujourd’hui, de la Tanzanie à l’Égypte, près de 250 millions d’habitants vivent dans le bassin du Nil. En effet, ce dernier, bien qu’alimenté par trois fleuves et ayant un bassin de près de 2,8 millions de km2, n’offre un débit moyen de seulement 2 800 m3/s, soit 35 fois moins que le géant Amazone. Les eaux du Nil proviennent à 85% des plateaux éthiopiens, ce qui n’endigue pas toutes les tensions potentielles relatives au partage des eaux. Selon un rapport de la commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (ECA), l’Egypte bénéficie de 62 km3 d’eau du Nil permettant d’irriguer 3 millions d’ha tandis que le Soudan ne profite que de 16 km3 alors que l’Éthiopie est totalement ignorée. A l’ère de l’enviromania et après un demi-siècle de vitaux services, ce projet nassérien n’est plus qu’un colosse d’argile qui fait l’objet de multiples controverses. La gouvernance antique et l’éthique des ancêtres pharaoniques se sont avérées plus respectueuses de l’environnement et du développement durable.

Notes :

Bakre M. (1980). L’Egypte et le haut barrage d’Assouan. Presse univ. St Etienne, 191P. Buffon N. (1861). Hydraulique agricole. Application des canaux d’irrigation de l’Italie septentrionale. Tl, seconde édition, ed. Dunod, Paris, 558P.
Zella 1. (2006). Peut on rendre l’âme aux oasis algériennes. Quotidien El Watan Ed. 29/08/2006
Zela 1. (2009). La tête arrose les pieds. Quotidien El Watan Ed. 13/04/2009


Par Lakhdar Zella

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